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Un mot de trop ou l’amour dévié

A propos de Jésus et Marie de Magdala

Michèle Bolli

Qui furent Jésus et Marie de Magdala ? Quel savoir caché détenait ce « couple » ? Qu’est-ce qui va enfin être dévoilé par les « révélations » du Da Vinci Code ? Ces questions, charriées par la déferlante Da Vinci Code, mobilisent les foules en ce moment. Reculons d’un pas afin de mieux considérer l’ensemble de la situation. Puis, regardons-en quelques points.

Grâce à diverses interviews d’exégètes des textes bibliques, notamment celle que nous citons ici, donnée par Jean-Daniel Kaestli et Daniel Marguerat (biblistes de l’Institut Romand de Sciences bibliques de l’UNIL)  nous savons que dans le texte de l’Evangile apocryphe de Philippe, mentionné par de nombreux commentateurs au sujet de Marie de Magdala et de Jésus, le terme bouche manque... Alors que nombre d’entre eux l’ajoutent, et qu’ainsi le lecteur pense qu’il fait simplement partie du texte.

« Dans l’unique manuscrit copte, le codex II de Nag Hammadi, il figure du bas de la page 63, ligne 30, au haut de la page 64, ligne 9. Si on le traduit dans sa totalité et de manière précise, on lit en réalité ceci (les parties manquantes et reconstituées sont placées entre crochets):


«Quant à la Sagesse qui est appelée «la stérile», elle est la mère [des an] ges. Et la compagne du S [auveur est Ma] rie la Mag [da] léenne. Il l’ [aimait] davantage que [tous] les disciples et il l’embrassait sur sa [...de nombreuses] fois. Les autres [disciples...] Ils lui dirent: «Pourquoi l’aimes-tu plus que nous tous?» Le Sauveur répondit: «Pourquoi est-ce que je ne vous aime pas comme elle ? Quand un aveugle et un homme qui voit sont ensemble dans l’obscurité, ils ne sont pas différents l’un de l’autre. Quand la lumière vient, alors celui qui voit va voir la lumière et celui qui est aveugle va rester dans l’obscurité.»


 

Bien sûr, combler la lacune par «il l’embrassait sur sa bouche» est une possibilité, mais ce n’est pas la seule » répond J.-D. Kaestli, dans l’interview de la revue Allez savoir, Extrait de la réponse à la Question 9 1

 

Si ce vide avait été comblé par le mot joue ou front, par exemple, l’ensemble du sens de cette situation relationnelle entre Jésus et Marie de Magdala eut été orienté différemment pour des lectrices et lecteurs d’aujourd’hui. Embrasser le front, la joue ou la bouche indique en général des nuances relationnelles dans notre culture.

Constatons que parmi les foules qui s’enthousiasment pour ce roman, il y a celles et ceux qui ayant eux-mêmes vécu une relation amoureuse importante, ouhaiteraient que Jésus et Marie de Magdala aient aussi connu ce bonheur. C’est une forme touchante d’expression de leur attachement à ces figures du Christianisme. Mais aussi une manière de vivre difficilement une différence entre ces deux figures et leur propre couple. Ne s’emploient-ils pas à remplir les vides ? A inventer des compléments ? Bref à « ramener la couverture à soi », comme on dit parfois. Alors qu’il faudrait plutôt essayer de distinguer, d’accepter de rendre la différence opérationnelle en tenant compte de ce petit espace vide, présent dans le texte, ainsi que de quelques autres indices, comme le sens du verbe aimer

Il y a celles et ceux qui pensent que c’est grâce à l’existence de ce ‘couple’ que la guérison de cette femme pécheresse a pu s’accomplir…Mais, on la trop souvent confondue avec une prostituée2, alors que sa « faute » semble plutôt due à une limite du contexte dans lequel elle vivait (la Palestine du 1er siècle, société marquée par un Judaïsme considérant la femme comme un être inférieur , dont la parole n’avait que peu de valeur) car elle aurait consisté à désirer participer à la connaissance spirituelle 3. Et Jésus l’aurait guérie en l’acceptant, et en la formant à cette dimension de la vie, comme les autres disciples.

En tant que femme et théologienne, je ne peux que poser un regard critique sur cette manière d’orienter le sens de cette relation entre Jésus et Marie de Magdala… Car il faut bien voir qu’en orientant le sens du texte par l’ajout de ce mot bouche, une sorte de rideau tombe, dont la toile déployée dissimule une possibilité très importante pour les femmes (et pour les hommes, leurs compagnons) de connaître un autre registre de l’existence, par compagnonnage avec Jésus, un prophète, un sage, le Christ. Un registre qui leur permettrait de ne plus être confinées dans le corporel, l’érotique, l’émotionnel, ou encore dans le sentimental, mais, sans exclure ces dimensions de la vie, de connaître aussi cet autre registre qui révèle l’esprit et l’âme. D’en faire l’expérience. De s’approcher personnellement du divin rendu proche par Jésus. C’est de cette occasion d’avancer sur ce chemin de connaissance que l’ajout de ce petit mot prive les femmes, alors que la possibilité de vivre une relation érotique et amoureuse - si belle soit-elle - n’a rien d’exceptionnel, du moins à notre époque.

Heureusement, la vie de Marie de Magdala, dont témoigne l’Evangile de Jean, va jusqu’à son déploiement achevé (au chapitre 20), et permet de faire la différence, de saisir quelque chose de ce registre relationnel particulier que Jésus, « l’Enseigneur », a voulu lui faire connaître, à elle aussi, elle qui le cherchait en ce petit matin de Pâques 4. En effet, par la révélation de son identité de ressuscité, ne lui montra-t-il pas son amour pour elle ?  Et, son attention à son devenir à elle, jusqu’à l’accomplissement de son existence lorsqu’il la mandata pour aller annoncer la Bonne Nouvelle.

Rappelons que ce fut une particularité de la pratique de Jésus, de ne pas opérer la séparation, habituelle à cette époque, entre les tâches féminines dévolues aux registres du corps et des sentiments (une femme, par exemple, ne lit pas la Tora) et les tâches masculines orientées vers les registres de l’esprit : religion, politique, philosophie, mais d’accepter des femmes dans son groupe de disciples. Il faut donc souligner qu’il y a ici matière à progression et non à régression pour le devenir des êtres humains, en particulier féminins.

Reste que ce lien exemplaire entre Jésus et Marie de Magdala, vu sous l’angle de la vie amoureuse, rejoint la collection des couples mythiques, plus ou moins étranges. Ils font partie de l’imaginaire occidental dans lequel certains puisent pour remplir leurs poches, sachant qu’il est toujours agréable de voir de beaux acteurs jouer un beau roman. Plaisir qui, au demeurant, n’est nullement défendu, si l’on n’oublie pas qu’il s’agit là d’un roman !

1. Interviews parues dans la revue de l’UNIL Allez savoir, 33, octobre, 2005.

2. Voir par exemple, Bernadette Neipp, Marie-Madeleine, femme et apôtre. La curieuse histoire d'un malentendu, Ed. Du Moulin,  Aubonne, 1991.

3. Introduction au texte apocryphe, L'Evangile de Marie. Myriam de Magdala, par  J.-Y. Leloup, Albin Michel, Pais, 1997, p. 21.

4. Pour une étude scientifique de ce texte, lire F.Bovon,’Le privilège pascal de Marie-Madeleine’,NTS,XXX, 1984,50-63. Et pour une reconstruction poétique,lire ‘G.Haldas, Mémoire et Résurrection, Chronique extravagante, L’Age d’Homme, Lausanne-Paris, 1991,76ss.

Extrait de la Revue  Bulletin du Séminaire de Culture Théologique, Lausanne, juillet 2006


Textes de théologiennes romandes - collectionnées de Michèle Bolli, Dr. en théologie