Christine Alexander – Conférence suisse de Diaconie - 30
octobre 2001
" POLITIQUE FAMILIALE – DU RÊVE à LA REALITé "
Expériences en thérapie familiale
FAMILLES JE VOUS hAIsME
Ou un regard critique typiquement réformé et féministe sur le Message des
Églises.
Je suis logopédiste de première formation, càd une formation clinique, ensuite
j’ai obtenu une licence en théologie et la consécration pastorale, puis l’église
m’a demandé de suivre une formation clinique systémique pour la thérapie du
couple et de la famille aux Hôpitaux Universitaires de Genève. Actuellement je
finis un DEA (Diplôme en études avancées) en éthique appliquée (faculté de
philosophie et de théologie de l’université de Sherbrooke – Laval au Québec) et
je commencerai un doctorat en janvier 2002.
De 1991 à 2000, j’ai travaillé comme aumônier cantonal protestant au Service de
Protection de la Jeunesse du canton de Vaud. J’y rencontrais des mineurs soit
placés par le juge, le tuteur ou le SPJ, soit vivant en institution car
handicapés moteurs ou mentaux, de même que les éducateurs, directeurs et parents.
Durant cette période, je suis devenue membre fondateur de deux fondations: Mère
Sofia (Jeunes dans la rue et sidéens) et l’Estérelle-Arcadie (alcoolisme) et
d’une association (Familles solidaires: thérapies et groupes d’entraide pour
familles incestueuses pour les victimes, les adolescents victimes, adolescents
abuseurs, adultes abuseurs, adultes complices, adultes témoins). Je suis aussi
membre du conseil de fondation de l’Aide juridique pour les mineurs et les
handicapés (AJUMAH).
Par ailleurs, en plus des thérapies dans le cadre de mon travail, j’ai commencé
des groupes d’entraide pour personnes divorcées ou séparées et pour " femmes au
milieu de la vie ".
2. Familles et intérêts divergents de ses membres.
D’abord, dire que c’est bien que ce Message existe et qu’il contient beaucoup de
bonnes idées et des pistes de travail intéressantes sur lesquelles je ne vais
pas forcément revenir.
Néanmoins, en tant que femme, mère, thérapeute et pasteure, il me reste des
critiques à formuler.
2.1. La famille est vue comme un tout, un conglomérat dont les besoins et
les intérêts seraient communs à tous ses membres. Or très souvent dans la vie
courante, nous pouvons expérimenter que les intérêts des uns et des autres
peuvent être totalement divergents voire incompatibles. (ex. fam. : Choisir
lieux vacances : si monsieur veut aller à la montagne, les enfants à la plage et
madame à la campagne, comment décider, que décider ? Ou si monsieur veut sortir
des Témoins Jéhovah et pas madame ?).
La famille est bien une communauté de vie, mais cela veut dire qu’elle est
composée de personnes différentes par les capacités (adultes et enfants), les
besoins, les désirs, les intérêts.
Qui va décider ? Comment apprendre aux (futurs) époux et parents à négocier ? à
prendre en compte les intérêts différents et à en tirer leur solution à eux ?
2.2. Engagement durable. Sur le plan strictement théologique,
philosophique et occidental, il est évident que l’idéal actuel est un couple uni
de la jeunesse à la mort. Cet idéal est une image de notre inconscient collectif.
Elle a une grande force symbolique et certains couples reçoivent de le vivre.
Mais le grand amour d’une vie n’est pas une règle, ni un droit. Certains couples
reçoivent ce cadeau, car c’est un don, ce n’est pas de l’ordre du mérite ou du
travail.
Il faut rappeler ici que tous n’ont pas cette vocation ou que certains couples
qui la reçoivent ne sont pas capables de la vivre (je le dis sans esprit de
jugement, comme un constat). Pour moi, ces couples donnent raison aux
catholiques sur la sacramentalité du mariage. Néanmoins, la réalité de la
majorité des hommes et des femmes est bien différente. Elle n’est pas moins bien,
elle est différente. Et l’expérience de ceux-là donne raison aux protestants. (Voilà
pourquoi j’estime ce genre de discussions théologiques inutiles, tous deux ont
raison, le problème se situe à un autre niveau, et c’est à ce niveau méta qu’il
faudrait en parler ensemble).
Par ailleurs, mon expérience professionnelle me montre qu’il faut se méfier
comme de la peste de ce que Watzlawick appelle " l’ultra solution ", càd la
solution idéale qui résoudrait tout et prendrait en compte tous les critères,
elle a tendance à n’exister que dans nos têtes et se marie mal avec le réel.
De plus, il faut voir que cet idéal est né dans une société ou, pour la plupart
des couples, vivre 15 ans ensemble était déjà un " couple longue durée " étant
donné la mortalité importante des femmes en couches ou de tous par les maladies.
L’espérance de vie au début du 20e siècle (ce n’est pas si vieux !) n’était que
de 40 ans environ.
Il faut le rappeler. Or, actuellement cette espérance de vie est de 80 ans.
Autrefois, le mariage était souvent arrangé et maintenu par la pression sociale.
Un autre rôle social était impensable à moins de devenir prêtre, moine ou
moniale, voire diaconesse. Les idées même de la liberté de choix ou de la libre
disposition de son corps n’existaient pas.
Par ailleurs, les anciens se méfiaient de l’amour dans le mariage. L’amour était
adultère (Tristan et Iseult), transgressant les lois sociales (Roméo et
Juliette)
Et d’ailleurs tout cela finissait mal dans le meurtre ou le suicide à moins de
se terminer au couvent comme Héloïse et Abélard. Bref, pour la société
occidentale, l’amour et le désir sexuel étaient une tragédie grecque avec un
vernis chrétien. En d’autres termes, une chose dangereuse dont il valait mieux
se méfier. Un bon arrangement entre deux familles recueillait tous les suffrages.
Aujourd’hui, le couple est devenu cocon, lieu de tendresse et de sécurité
affective, rôle qu’il n’avait pas autrefois. A mon avis, on ne peut pas attendre
d’un tel changement qu’il se fasse sans douleur. De plus, on sait maintenant
qu’un être humain change énormément entre 20 et 80 ans. Se contenter d’espérer
que mari et femme évolueront parallèlement et en même temps dans la même
direction est purement de l’inconscience. Surtout si en plus ils sont censés
s’aimer et éprouver du plaisir sexuel ensemble. Et avoir des enfants et les
éduquer. Cela devient carrément la quadrature du cercle.
Je ne suis pas en train de dire que c’est impossible, ni que ce n’est pas
souhaitable. Je dis que c’est difficile. Que c’est un chemin semé d’embûches
dont les couples ne sont pas nécessairement responsables. Qu’il y a les
contraintes internes et les contraintes externes au couple.
Je pense qu’il faut reprendre à fond la question de la préparation à la vie
communautaire des enfants et des jeunes de même que de l’accompagnement des
familles. Particulièrement pour les (futurs) maris. Car dans notre société, les
hommes ont une éducation à l’expression des émotions qui est plutôt embryonnaire
et déficiente comparée à celle des femmes. Guy Corneau (Père manquant - Fils
manqué) dit même que ce sont des handicapés de la communication. Si c’est un
homme qui le dit…
Il y a aussi toute la problématique du respect de l’autre, de la bonne ou plutôt
des bonnes distances, de la sexualité, de l’éducation que chacun des membres du
couple a reçue de ses parents etc…
Ensuite, il y a encore le choc de l’arrivée des enfants ! L’entrée dans
l’adolescence puis l’envol du nid. Bref, de nombreux moments de crise et de
remise en question exigeant un changement de niveau dans le fonctionnement du
couple et de la famille. Changements que tous n’arrivent pas à faire et alors il
y a divorce, séparation, divorce émotionnel, déménagements fréquents etc… pour
tenter de résoudre la difficulté à un niveau ancien et dépassé.
Je m’oppose formellement et fermement à la citation de Jean 10, 10 tirée hors de
son contexte. La vie familiale n’est pas in re en abondance. Ou alors
l’abondance est le trop et on ne se supporte plus. Je ne crois pas qu’il faille
citer Jésus pour ce qui est de la vie familiale. Il n’était lui-même pas un
défenseur de la famille, il poussait les gens à grandir en autonomie et non à
s’en remettre à d’autres. Il a dit lui-même que sa mère et ses frères étaient
tous ceux qui font la volonté de son Père.
Dans mon expérience de femme et de mère, les seuls moments que je qualifierais
de vie en abondance dans ma vie familiale sont des moments ritualisés : mariage,
mort et naissance de mes enfants. Car ce sont des moments qui ont fait grandir
et changer mon regard sur la vie. La vie en abondance est spirituelle et non
affective. Et d’ailleurs j’aimerais que quelqu’un se lève et me dise que c’est
la vie en abondance que de passer sa journée avec des enfants petits qui crient,
qui veulent le biberon tout de suite, dont il faut changer les langes, panser
les plaies, dont il faut écouter les gouzis gouzis et y répondre, jouer x fois
au même jeu débile. Ou bien des adolescents qui vous critiquent à longueur de
journée et refusent de donner un coup de main au ménage. Non et encore non.
La vie en abondance vient de Dieu, non pas de ma famille. Même si je peux être
heureuse en famille. Même si j’aime mes enfants et mon mari. Mais il ne faut pas
tout mélanger il s’agit de deux niveaux différents du réel. La vie spirituelle
transcende toute ma vie et la porte, elle n’est pas liée à ma place de fille, de
femme, de sœur ou de mère.
2.3. Le Message des Églises n’aborde pas, sinon par la tangente, le
problème des relations avec les enfants du conjoint qui ne sont pas les miens,
ou les enfants adoptifs ou les enfants en famille d’accueil. Là aussi, il y
aurait des questions intéressantes. Ex : Lors d’un accident à l’école d’un
enfant, sa belle-mère (marâtre) ne peut mener l’enfant à l’hôpital car elle
n’est pas la mère ni le père, et cela même si le père est à l’étranger et la
mère inatteignable.
Adoption simple : dans la Loi française, un enfant peut être adopté par un tiers
sans exclusion de ses parents géniteurs.
L’adoption légale aussi pose problème, souvent à l’adolescence des jeunes qui
sont pris entre deux cultures et deux loyautés. Beaucoup de consultations à ce
moment-là.
Les familles d’accueil aussi ont besoin d’un soutien spécifique qui n’est pas
forcément donné par le service placeur.
Reste aussi le lien parental entre le couple qui a divorcé. Ce n’est pas pour
rien que je fais des groupes d’entraide. La détresse des divorcés est grande
alors même que souvent, leur décision est courageuse.
3. Familles et intérêts divergents de la société.
3.1. Je ne suis pas surprise, mais déçue de constater que bien sûr, ce
Message évacue aussi la question de la sexualité et du contrôle des naissances.
Or il me semble que si un couple veut durer, ce sont des questions inévitables.
Ne pas aborder la réalité concrète des gens, c’est faire l’autruche. Les gens
souffrent dans leur sexualité.
Par ailleurs, il existe des moyens contraceptifs, le SIDA, la FIVETE, la pilule,
l’avortement, l’avortement pour cause médicale, l’implantation d’ovules, les
donneurs de sperme etc…
Il se peut d’ailleurs, là aussi, que les intérêts de la famille, des personnes
et de la société entrent en concurrence voire en conflit.
Pour la société, produire de bons individus sains et productifs est le plus
important. Pour la famille, l’important est ailleurs, elle veut se reproduire
elle. Et tous ensemble, nous ne supportons plus l’imprévu, ce qui fait irruption
dans nos vies sans être décidé ou contrôlé par nous. Nous oublions que même la
médecine est un art, alors, à plus forte raison l’amour.
Et ne jamais oublier que chacun/e fait ce qu’il ou elle peut, que souvent nous
ne pouvons trouver que la " moins mauvaise " solution et non la meilleure.
Que le but du Christ est de nous faire grandir en autonomie, en humanité et que
cela implique l’acceptation de notre solitude, notre finitude et notre
incertitude.
3.2. La question de la " vente du vivant "
En France, un enfant handicapé fait un procès à ses parents parce qu’il est né.
Des mères-porteuses vendent leur ventre ou leur enfant pour de l’argent. On
parle de vente/trafic d’ovules ou d’organes.
Notre monde devient fou. Il n’y a plus de valeurs communes et on demande aux
juristes de jouer les donneurs de valeurs. C’est impossible.
La vie n’est pas à vendre. On peut seulement la transmettre ou l’enlever.
Histoire de Naaman, 2 Rois 5 : Naaman part sur la foi en la parole d’une petite
fille juive, va se laver au Jourdain sur la foi de la parole d’un prophète juif,
apprend qu’il est guéri par grâce (élisée refuse tout cadeau, ce qui est très
fin avec un homme de foi comme Naaman, ainsi il évacue toute possibilité que
Naaman attribue sa guérison à ses mérites propres ou à ceux d’élisée mais
seulement à la grâce et l’amour gratuit du Dieu d’Israël). Et Guéhazi son
serviteur qui a voulu profiter de l’aubaine en demandant des cadeaux à Naaman
deviendra lépreux, impur et ses descendants après lui. Car faire commerce de la
vie nous exclut de la communauté humaine selon la loi d’Israël. Être lépreux
c’est être d’abord impur. Ce mot recouvrait d’autres choses en plus de la
lèpre-maladie.
La vente du vivant, de la guérison n’est pas possible : c’est un don. Le médecin,
le psychologue, le rebouteux, le pasteur donnent des soins, des médicaments, un
lieu de parole et de reconnaissance, mais c’est la personne qui (se) guérit.
La médecine nous a habitués à saucissonner notre corps, à le considérer comme un
objet (cf. femmes violées qui séparent leur corps détruit et abîmé de leur
esprit " pur " et donc acceptent de lui faire subir une sexualité vénale). Et
nous sommes nombreux à nous comporter de la même manière. Les sportifs se dopent
et s’entraînent jusqu’à la chute, la tendinite ou la maladie. D’autres mangent
trop et n’importe quoi. D’autres couchent avec n’importe qui. D’autres se
droguent ou s’alcoolisent. D’autres encore deviennent anorexiques.
Il serait important de revenir sur la dignité du corps comme partie de moi :
Nous sommes fils et filles de Dieu qui est Un, nous aussi nous sommes Un.
C’est donc aussi un problème d’éducation des enfants et des jeunes, un problème
d’interpellation de notre société pour qui l’argent passe avant la dignité
humaine. Ce n’est pas neutre de finir comme support publicitaire pour une bière
ou une voiture ou un parfum. Ce n’est pas neutre d’accepter d’être photographié/e
nu/e pour un film ou une revue. Ce n’est pas vrai que " chaque être humain a son
prix ".
Ce n’est pas neutre de tomber malade car les cadences de production à l’usine
sont infernales ou parce qu’on se fait mobber.
Et tout cela retentit sur la famille. Sur la capacité de supporter son conjoint,
ses enfants. Sur la possibilité d’avoir un regard critique sur tout ce que l’on
veut nous vendre.
3.3. Comme thérapeute de famille, il m’est souvent arrivé de me heurter à
une limite avec les familles en consultation. La famille vient car elle
dysfonctionne. On veut l’aider à fonctionner plus sainement et c’est alors que
l’on prend conscience que c’est le contexte social qui pousse à dysfonctionner
et que donc le problème est d’abord politique, social et/ou économique. (Père au
chômage, mère alcoolique ou droguée, pauvreté, père absent, employeur qui abuse
de son pouvoir, quartier dangereux, racket à l’école, famille sous l’emprise
d’une secte ou d’un gourou, violences, etc…)
Les services psychiatriques ou sociaux ne peuvent faire le travail des
politiques ou des patrons. Si les gens dépriment ou décompensent à cause de
leurs conditions de vie, les envoyer chez le psy ou l’assistant social ne peut
leur rendre la santé. Ils se sentiront moins seuls, voire soutenus. Et donc ils
seront moins " bruyants " pour la société que livrés à eux–mêmes. Mais au fond,
rien ne sera résolu car personne ne se sera attaqué aux causes de leur
dysfonctionnement personnel ou familial.
4. Conclusion en forme de chemin qui s’ouvre.
Je vais m’arrêter ici, avec quelques réflexions jetées sur le papier pour
continuer la discussion dans les groupes ou dans notre vie.
1. Appel à reconnaître que ce qui se passe dans
et autour des familles est bien plus complexe que ce que laissent sous-entendre
les " discours sur ".
C’est facile de considérer l’autre comme un objet, c’est plus difficile de le
voir comme un sujet, un sujet en relation avec d’autres sujets car cela augmente
la part d’imprévisibilité.
Il faut donc regarder les problèmes sous plusieurs angles, faciliter la
créativité des personnes et des groupes, inventer des solutions diverses et
diversifiées pour des situations qui semblent identiques.
C’est un des apprentissages les plus importants des familles qui viennent en
thérapie : apprendre qu’il existe plusieurs lectures d’un même fait, et donc des
solutions diverses à leur problème : à eux de choisir celle qui convient à leur
famille.
2. Inciter chacune et chacun à entreprendre des
actions concrètes :
- Peut-être créer une sorte de catalogue on-line avec les expériences
existantes (cantines scolaires à Dully couplée avec culte de l’enfance, crèches
autogérées, crèches sur les lieux de travail, cantines scolaires, soutiens aux
parents, groupes d’entraide, magasins de matériel scolaire pour les enfants,
trocs divers, échanges de services, valeurs éthiques support de Michel Müller,
Lausanne-famille.ch, etc… et aussi dans les églises).
- Sensibiliser le monde politique, faire du lobbying. Les familles souffrent du
même déficit que les femmes pour se faire entendre. Chaque famille est seule
dans son coin. Elles ne sont pas organisées en association pour se faire
entendre auprès des parlementaires, des conseillers d’état ou fédéraux. Les
églises pourraient servir de relais. Je dirais que même une organisation
faîtière comme Pro Familia n’a au fond qu’une valeur relative de
représentativité. La plupart des familles ne savent même pas que cela existe !
Et le monde associatif a de plus en plus de mal à recruter des membres actifs.
- La même démarche pourrait être entreprise auprès des milieux patronaux et
syndicaux.
3. Les études sociologiques montrent que la
persistance du lien familial vertical est forte : la solidarité
arrière-grands-parents & grands-parents & parents & enfants est très grande sur
tous les plans (émotionnel, affectif, financier, partages et services en tous
genres). La famille dans ce sens là n’a rien à craindre, elle survit très bien à
tous nos changements sociaux.
Il n’y a donc pas besoin de " sauver " la famille. La position de " sauveur " ne
sert à personne sinon à nous permettre de projeter nos angoisses sur autrui.
4. Ce qui est fragile, c’est le lien du couple et
parfois les liens horizontaux (fratrie, germains). Car de plus en plus, nous
sommes des individus autonomes qui choisissons qui nous aimons et fréquentons et
nous appliquons cela aussi à notre famille horizontale ou élargie.
5. Ce qui est aussi fragile c’est le rapport
homme-femme et souvent la place des femmes dans leur famille et sur le
marché du travail.
On considère comme " normales " de nombreuses compétences spécifiques des femmes
(précision, facilités relationnelles et langagières, capacités de gestion de
plusieurs éléments en même temps etc…); donc on ne les " paie " pas comme on
paie les compétences dites masculines (analyse, rationalité, force physique,
intellectualisation etc..). Reconnaître de la même manière les compétences
considérées comme féminines, ne pas sous-payer les femmes sous prétexte qu’elles
portent les enfants (quelle mauvaise foi !), reconnaître la valeur du travail
ménager et éducatif important et indispensable à la nation effectué par les
femmes. Le service militaire est payé depuis longtemps, le congé maternité n’est
pas encore accessible à toutes les femmes qui ont un emploi en Suisse ou alors
de manière inégalitaire.
Or ce manque de reconnaissance et de soutien (crèches, allocations familiales
dignes de ce nom, soutiens divers à l’éducation des enfants et à la vie de
couple etc…) rend les femmes, les hommes et les enfants vulnérables. De plus,
elle entraîne des non-naissances. De nombreuses femmes font un enfant de moins
que ce qu’elles souhaiteraient car les questions pratiques de place et de garde,
de même que financières les en empêchent.
6. Se pose ainsi la question des valeurs. Les
églises ont des cartes à jouer sur ce plan : amour de soi et du prochain,
fraternité et communion des saints, fidélité, partage, responsabilité
personnelle et collective, vie communautaire, engagements, image de l’être
humain comme créature à l’image de Dieu, croissance en humanité, interdépendance,
solidarité avec le plus faible, empathie, respect, etc …
Tout cela pourrait être résumé en trois points, trois lois, trois valeurs
fondamentales pour tout être humain et particulièrement pour ceux qui se
réclament du Christ.
1. Reconnaître la présence d’un autre humain, c’est
m’interdire de le tuer. Et réciproquement.
C’est l’interdit de l’homicide (tuer). Est homicide tout acte humain qui ne
respecte pas la vie de l’autre (Jésus dit que la colère peut être un meurtre).
M’interdire de tuer l’autre humain, c’est m’imposer d’assumer ma propre
solitude.
S’il existe quelqu’un d’autre que moi, c’est que je suis seul-e à être moi-même.
Je ne puis jamais me mettre à la place de l’autre et réciproquement.
Assumer cette solitude est le travail de toute une vie.
Assumer ma solitude m’ouvre à la solidarité.
Tant que je veux me mettre à la place des autres et projeter sur eux mes désirs
ou mes manques, je ne puis être solidaire. Être solidaire, c’est me faire proche,
être proche de l’autre afin qu’il puisse aller dans le sens de son désir (comme
le bon samaritain).
2. Reconnaître la différence entre l’autre et moi,
c’est m’interdire de le considérer comme un simple prolongement de moi-même. Et
réciproquement.
C’est l’interdit de l’inceste. Est incestueux tout acte humain qui consiste à
manipuler l’autre, à en faire un objet, à le considérer comme l’outil de mon
plaisir et non comme le sujet de son existence différente de la mienne. A en
faire un complice et non un ami.
M’interdire l’inceste avec autrui, c’est m’imposer d’assumer ma propre
finitude.
Ma finitude, c’est d’avoir des désirs infinis et des moyens très finis (limités)
de les réaliser. C’est l’obligation de choisir. Et choisir c’est aussi renoncer.
Apprendre à renoncer à réaliser la plus grande partie de nos désirs est aussi le
travail de toute une vie.
Assumer ma finitude me confère ma dignité d’être humain.
Être moi, avec justesse, c’est n’être ni Dieu, ni diable, ni rien, juste
moi-même.
Un peu comme Winnicott qui considère qu’une mère doit être " assez bonne "
" a good enough mother ". Je dois apprendre à être " a good enough human being
".
3. Reconnaître l’équivalence morale entre l’autre et
moi, c’est m’interdire de lui mentir. Et réciproquement.
C’est l’interdit du mensonge. Le mensonge est mortifère car il introduit la
confusion entre le réel et l’imaginaire. Dès que survient le mensonge, la parole
ne sait plus de quoi elle parle. La liberté est réciproque et permet l’autonomie
de chacun-e.
L’autarcie (auto-suffisance, " autonomy ") est la liberté totale à disposer de
moi de manière absolue. Ce n’est pas de cela que je parle ici.
M’interdire de mentir à autrui, c’est m’imposer à moi-même d’assumer ma
propre incertitude.
Souvent, nous mentons car nous préférons une illusion à l’incertitude.
M’interdire de mentir, c’est m’engager dans l’assomption et la sublimation de ma
propre incertitude. C’est aussi accepter la dimension absurde de l’existence.
Socrate utilisait une image pour parler du lien entre certitudes et incertitudes.
" Le nombre de nos questions irrésolues croît comme la circonférence en fonction
du rayon de nos connaissances (2 pi r). "
Les connaissances peuvent progresser, mais elles nous ouvrent à chaque fois 6,28
questions nouvelles.
Assumer mon incertitude me donne ma liberté.
Si je n’étais pas incertain-e, je ne pourrais être libre, car tout serait clair
et déterminé.
Cette manière de lire le réel est à la fois profondément occidentale, chrétienne
et pourtant libératrice. Ces trois interdits sont aussi interdits de l’idolâtrie.
Ils permettent de rendre compte de nos choix ou de nos actes. Cela ne nous donne
pas de " bonne solution " évidente, ni de Vérité. Mais c’est un chemin vers le
Royaume, avec une foi qui nous déplace nous-mêmes dans notre propre vie.
Pour moi, assumer mon incertitude, ma finitude et ma solitude, c’est aussi
reconnaître que certaines questions n’ont pas de réponse et qu’il est dangereux
de décider à la place d’autrui ce qui est bon pour lui. C’est en cela que je me
sens très protestante et peu portée à des décisions ou règles valables pour tous
sur l’avortement, l’euthanasie, les états limites de la conscience, etc…
Ces trois piliers de la vie permettent de grandir en autonomie et en humanité.
Ils me permettent de lutter autant que faire se peut, dans ma propre vie, contre
toutes les formes d’homicide, d’inceste et de mensonge. C’est cultiver la
solidarité, la dignité et la liberté de chacun-e tout en assumant ma condition
humaine. C’est l’équilibre de ces trois valeurs qui permet de marcher vers le
Royaume qui est la finalité de tout chrétien, de toute chrétienne. Car ce n’est
pas pour nous-mêmes seulement que nous marchons, c’est aussi pour et avec les
autres. Car nous n’existons qu’avec les autres. Et avec la Source de toute chose
qui nous traverse tous et nous emmène dans son Souffle.
Rappeler à chaque chrétien-ne, à chaque être humain, que dans la Bible, le Juste
est celui qui se tient sur la place publique (du village) et crie les injustices
qu’il voit (pour que l’ensemble de la population prenne conscience et change sa
conduite comme Jonas à Ninive dans le conte qui porte son nom).
C’est le moins que les Églises, tente multicolore de la présence de Dieu sur
Terre, c’est le moins qu’elles puissent faire. Alors mes frères, mes sœurs,
Courage ! Let’s go !
Christine Alexander – Conférence suisse de Diaconie – 30 octobre 2001.