Différence – égalité - langage théologique
Texte qui clôtura la partie systématique d’un séminaire interdisciplinaire
intitulé :
Un autre langage pour dire Dieu ?
Entre l’éthique et la théologie systématique, à l’UNIL.
« Dans la lumière brisée de la langue ... * »
dire Dieu
comme femme et comme homme
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Michèle Bolli
Je place ces mots (*) du poète Jacques Dupin en tête des quelques remarques qui
vont servir à esquisser une synthèse et marquer les ouvertures de ce séminaire
intitulée au départ : un autre langage pour dire Dieu ?
Notre travail a démarré autour du langage, pour passer, à l'aide de sa fonction
référentielle, à l'anthropologie, puis revenir au langage théologique. Pour
témoigner de Dieu il faut pratiquer le langage dans une société donnée. Il est
donc nécessaire de poser un regard critique, voir déconstructionniste, sur les
usages qui ont cours, et d'oser mettre en oeuvre une ou des pratiques
différentes à travers la formulation d'une parole.
Nous avons d'abord situé :
1. La problématique du langage, telle qu'elle s'inscrit à travers les pratiques
de la société dans laquelle nous vivons (blanche, occidentale, patriarcale) (cf
travaux de L.Irigaray à ce sujet). Et esquissé sa critique par la notion de
patriarcat comme structuration sociale, telle qu' E. Schüssler-Fiorenza (cf les
théologies de la libération) la développe.
- la notion de variation, du sociolinguiste Labov, a inscrit notre propos dans
la pragmatique et M. Yaguello, par son analyse des Mots et des femmes (Payot,
Paris 1978) nous a permis de rejoindre genre et sexe dans la langue française.
2. Sur le plan anthropo-théologique : nous avons pris acte de l'existence de
différents courants féministes, y compris dans le champ théologique. Ils
prennent des options plus ou moins radicales par rapport à la tradition
judéo-chrétienne, ainsi qu’à sa manière de gérer le pouvoir et la différence
entre les hommes, les femmes, et la divinité.
Ce qui nous a conduit à travailler - à travers la pensée de différents auteurs -
le rapport entre nature et culture, le rapport entre sexes, le rapport que les
hommes et les femmes développent avec cette différence (qui se manifeste de
manière concrète entre eux, tant au niveau inter-individuel qu'au niveau
socioculturel et religieux).
3. Pour ce qui concerne le langage théologique : nous vous avons proposé quatre
facettes de l'usage du genre (et du sexe).
a. Le genre unique: soit masculin:patriarcal, soit féminin:matriarcal, avec les
questions critiques adressées à la tendance à diviniser le genre élu, et à
l'alliance 'unique et apparemment éternelle' entre pouvoir et paternité ( cf.
D.Sölle ou H.Jonas, par exemple).
b. Le genre annulé dans son rapport à la sexuation humaine : et l'usage de
métaphores liées à la nature, ou encore à la physique ou à la philosophie, pour
nommer la divinité : Dieu comme Source; Dieu comme force-en-relation de C.
Heyward, par exemple. Avec la question critique : comment rendre compte de
l'incarnation et de la christologie si ce type de langage est le seul à être
pratiqué ?
c. Les deux genres (et les deux modes de sexuation) se côtoyant explicitement
dans la langue - bras dessus-bras dessous - nous ont ensuite intéressés . Nous
les trouvons par exemple dans les expressions: Dieu/e ou Père(mère), etc.,
Nous avons pourtant pointé le danger qui consisterait à se satisfaire d'un
changement des marques de surface de la langue, soit de rendre sa visibilité au
féminin à ce niveau-ci seulement, sans que n'ait lieu, un changement
correspondant, au niveau des comportements entre femmes et hommes.
d. L’un et l’autre genre co-opèrent, dans un rapport de reconnaissance mutuelle,
pour exprimer le sens.
Chaque genre développe un point de vue sur une question théologique. Pour
examiner cela nous
avions pris les thèmes de la création et de l'écologie du point de vue de la
tradition (P. Gisel La Création, Labor et Fides, Genève, 19801; P. Gibert, "La
pluralité des concepts de création", Etudes, juin 1992, 801-818;.etc.) et du
point de vue d'une théologienne féministe ( S.Mc Fague, "Dieu Mère", Concilium
226, 1989, 165-71).
La rencontre conduit à un affrontement qui se traduit soit par l'élimination de
l'un des deux points de vue, soit par la possibilité de travailler dans la
différence: ouverture réciproque, enrichissement mutuel, et... émergence d'une
théo-logie dans la différence.
Ceci nous renvoie - par la fonction référentielle du langage - à l'anthropologie
et aux travaux de C. Gilligan, Une si grande différence, (Flammarion, Paris,
1982 ; les autres citations de la même auteure sont notés C.G.)
Elle dit (C.G.262) : "Mes travaux suggèrent que les hommes et les femmes parlent
des langages différents même s'ils pensent qu'ils utilisent le même. Ils
utilisent des mots similaires qui représentent des expériences disparates,
d'eux-mêmes comme de leurs rapports sociaux.
Ces langages partagent un même vocabulaire moral, ils ont tendance à engendrer
des malentendus systématiques qui font obstacle à la communication et limitent
le potentiel de coopération et de sollicitude dans les relations". Par exemple :
la notion de force (C.G.253).
Ces différences de référent sociolinguistique ont également été étudiées dans la
conversation entre hommes et femmes, par D.Tannen,Décidément, je ne te comprends
pas !,(Laffont, Paris, 1993), et auparavant par L.Irigaray (et al.) Sexes et
genres à travers les langues, (Grasset, Paris, 1990), et d’une autre façon
encore, par l’Ecole de Palo Alto.
Un exemple de lieu conflictuel entre hommes et femmes : séparation et
attachement.
Séparation et attachement configurent un lieu de conflit douloureux pour les
hommes et les femmes : "conflit entre l'intégrité et la sollicitude (248 C.G.) "reconduit
à chaque décision à prendre ».
On peut aussi penser au choix, qu'effectuent les femmes, de faire carrière et/ou
d'avoir une famille. Ce conflit semble renforcé par les attentes sociales
vis-à-vis de chaque genre.
Des constructions d'identité différentes : par exemple quitter son enfance
signifie pour le garçon renoncer aux relations personnelles afin de protéger sa
liberté d'expression, et pour la fille, renoncer à sa liberté d'expression afin
de protéger autrui et les rapports interpersonnels (C.G.239).
Cela crée, pour le futur adulte, des obstacles dissemblables.
Une échelle de valeurs différente... Et voilà les malentendus qui s'installent...
Une différence comme source de compréhension de l'autre genre.
Revenons un instant à cette dimension maternelle qui mérite mieux qu'un simple
rejet, mais qui demande qu'on poursuive sa mise en travail par rapport à la
différence.
Dimension maternelle et différence de langage
Il convient d'abord de la replacer dans l'ensemble de l'identité féminine qui ne
s'y réduit pas : une mère est d'abord une femme et avant une adolescente, une
petite fille, et après, parfois, une grand'mère...la maternité est un moment
potentiel de la vie au féminin qui peut prendre ou non corps.
Ce rôle de mère concerne sa biologie de manière spécifique par rapport à celle
de l'autre sexe et parce que, le lien à la vie portée en soi, peut servir
d'analogie avec la vie portée en Dieu avant quelle soit appelée à ex-ister hors
de Dieu (comme cosmos et comme humanité) cette dimension de l'être féminin peut
intéresser le langage théologique.
La notion même de maternité doit être replacée dans le déploiement de sa
dynamique :
a. gestation, puis accouchement; soit mise hors de soi de la vie abritée.
b. relation avec le petit enfant (allaitement, etc) puis laisser partir loin de
soi, envoi...
En ces mouvements, c'est la mise au monde d'une vie qui dépeint le trait commun.
Nous allons le retrouver au niveau du travail spirituel par exemple chez le
Dt.-Esaïe : Dieu fait naître, ouvre le sein à travers une crise qui convulse son
être comme l'est le corps d'une femme en travail.
En Proverbes 1, 23 : Hokhma, figure féminine - à mi chemin entre la femme et la
mère qui veut mettre au monde son Esprit / répandre son Esprit.
Une autre voix encore : J. de Norwich, parle de Christ, notre mère : maternité
qu'elle détaille ainsi de nature, de grâce et miséricorde, et d’œuvres (
Révélations de l'amour divin à Julienne de Norwich, Tequi, Paris,1985, Textes
choisis par les moniales de Solesmes).
Le Christ que nous pouvons comprendre comme celui qui, après avoir reçu un corps
tissé par sa mère, a laissé vivre l'Esprit Saint, à travers son corps et sa vie,
va le mettre au monde en mourant.
Son corps livré pour que cette nouvelle vie naisse, comme est livré le corps
d'une mère durant la gestation et l'accouchement.
Qu’est-ce à dire du point de vue de la différence des genres ?
Ceci nous ramène à notre réflexion sur la différence entre les genres et les
sexes.
En effet, un homme peut, me semble-t-il, à travers cette figure et ce travail de
mise au monde, comprendre quelque chose de l'expérience d'une femme qui devient
mère.
De plus, une femme peut, à travers ce même geste de mise au monde de la vie
portée en soi, saisir quelque chose de la bonté du geste de séparation.
Cette séparation-ci n’est-elle pas nécessaire pour que les deux parties vivent,
de même que l'a été la mort de Jésus, le Christ pour que nous vivions.
Il est des séparations bonnes.
Il y a donc une possibilité de comprendre quelque chose de l'expérience de vie
de l'autre genre, même si elle reste celle de l'autre, et pas la sienne d'abord.
Par conséquent, si je prends acte des résultats des enquêtes menées par
C.Gilligan (et les auteurs auxquels elle se réfère) quant à la différence
d'attitude des hommes et des femmes à l'égard de la séparation et de
l'attachement, ne la suis pas entièrement lorsqu'elle en fait un trait
indépassable de la différence entre eux.
Pourtant, tout n'est pas figé dans le constat de Gilligan puisqu'elle repère
deux langages en formation:
*Le langage des responsabilités qui "fournit des images de relations qui
viennent remplacer une hiérarchie dissoute par l'égalité".
* Celui des droits : qui "souligne l'importance de s'inclure, au même titre
qu'autrui, dans le réseau de sollicitude".
D'où une éthique de justice basée sur des droits par la voix des hommes et par
la voix des femmes : une éthique de sollicitude.
Il faut pourtant remarquer que dans les travaux de Mme L.Irigaray par exemple,
les deux ont leur place.
Ne s'agirait-il pas plutôt de trouver un équilibre entre ces deux optiques ?
Et en théologie : le langage peut-il varier ?
Un vaste champ s’ouvre à une parole théologique plurielle, qui émanerait de l’un
et l’autre point de vue, de l’une et l’autre expérience de la vie, dans une
mutualité d’écoute et de reconnaissance,. Mais cela demande de l’écoute de
pratiquer l’écoute à l’égard de l’autre, des autres, et encore, la même
compréhension du sens – constitué d’un faisceau de fils - que ni l’un ni l’autre
ne saurait détenir entièrement.
Se lit alors comme une invitation à s'exprimer par différentes voix : entre
hommes et femmes, entre mêmes, en soi-même, entre différents.
Naîtrait ainsi un lieu où serait tissé un langage théologique qui pourrait
rendre compte de la différence et de la relation entre Dieu et nous.
- Un langage qui sortirait de l'étroitesse patriarcale et hiérarchisante entre
genres et sexes.
- Un langage qui userait aussi, visiblement, du genre féminin.
- Un langage qui ne craindrait pas de reconnaître les limites des expressions
liées aux genres et qui oserait parfois célébrer Dieu par des métaphores
différentes pour autant qu'elles n'excluent pas systématiquement le langage de
la particularité anthropomorphique requis pour signifier l'incarnation.
1994-2002, Michèle Bolli, théologienne
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La citation du titre est tirée de Jacques DUPIN, Neuf
lichens pour Reverdy, Le Temps qu’il fait, Paris, 1989.
Les citations bibliques complètes sont :
Esaïe 42,14 : Comme une parturiente je halète/ j'aspire et j'exhale tout
ensemble (Chou.).
Comme une femme en travail je gémis, je suffoque et je suis oppressée tout à la
fois (TOB).
Esaïe.66,9 : Serai-je dilaté sans enfanter ? dit Dieu (Yahvé).Si c'est moi qui
fais naître, fermerais-je le sein?" dit ton Dieu (Chouraqui.).
Proverbes 1,23 : Je veux vous ouvrir les sources de mon esprit (Rab.)
Voici, J'exprime pour vous mon souffle (Chou).