Texte publié dans la revue Approches, 1987,119,p.10ss,
éditée par La Fédération suisse des femmes protestantes.
Ni cendrillon, ni déesse :
la femme en devenir-partenaire d'un autre.
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Repérer un jeu de déplacements.
Le femme vit depuis quelques années une mutation de son rôle social qui requiert,
au sein des situations relationnelles les plus diverses, une clarification
constante, pour elle-même et pour autrui, de sa nouvelle manière d'être. Ce fait
représente une difficulté majeure pour elle et pour ceux et celles qu'elle
côtoient. Il constitue aussi une extraordinaire chance de revenir à une
situation plus saine et plus féconde de l'ensemble des rapports sociaux érodés
par la situation de domination/soumission entre genres masculin et féminin. Une
possibilité de sortir de la dépendance organisée jusqu'à l'inclusion dans
l'identité masculine faisant office de norme pour la condition humaine (situation
qui s'étendait à presque tous les secteurs de sa vie) pour entrer dans un
mouvement de déplacement vers une autre perspective relationnelle, celle de
vis-à-vis d'un autre avec lequel construire une vie sociale commune.
N'est-ce pas un tel rapport entre les genres qui fut déjà indiqué par l'antique
récit biblique du commencement ?
Défaire certaines images liées à l'ancien régime du féminin.
Dès lors, la femme refuse de se reconnaître dans certaines images faisant
référence à des attitudes courantes, par exemple, celle de "cendrillon"et de sa
marraine, fût-ce celle d'une moderne cendrillon à qui la bonne fée société
donnerait le droit de participer à certains secteurs de travail, exceptant les
plus prestigieux; ou celle de "déesse", fût-ce la moderne déesse de l'érotisme
si souvent présentée par les images médiatiques, ou encore la déesse-mère,
Pandore s'échappant de la mémorable boîte de l'enfance. Images de mythes et de
contes liées au genre féminin dont il faudrait reprendre aujourd'hui
l'élaboration (1).
Pourtant de nombreux obstacles se dressent pour arrêter ce mouvement des femmes
en devenir. Un seul sera ici abordé: le couple de valeurs opposées dépendance/autonomie.
De la dépendance liée à l'image mythique de l'éternel féminin.
La femme porte en elle, comme résidu d'une certaine éducation, la terrible
propension à la dépendance d'autrui, peut-être sa tentation majeure dans la
situation qu'elle habite aujourd'hui. En effet, sortir de la dépendance
outrancière sans tomber pour autant dans la pratique inverse qui fait d'elle une
conquérante armée, implique d'abord de vouloir s'extraire de la trop fréquente "mentalité
d'assistée" c’est-à-dire de celle qui attend tout d'autrui, y compris de
recevoir les conditions de sa subsistance. Une telle attitude empêche de prendre
des initiatives dans les différents domaines concernés par la personnalité de la
femme. Ainsi dans le domaine du travail ( que d'autres ont abordé ici) et du
développement personnel, dans celui des relations associatives et amicales , de
même que dans la vie affective privée. Profondément enracinée dans l'identité
féminine elle nécessite une sorte d'ascèse de la part de celles qui désirent en
sortir ou tout au moins la mise en oeuvre de certains types d'appuis. Déjà, une
femme comme S. de Beauvoir avait repéré et essayé d'exorciser ce piège,
s'isolant une année durant de Sartre, pour faire connaissance avec elle-même. Le
couple infernal -dépendance/autonomie- produit des attitudes intérieures
impossibles à assumer, comme "vouloir être protégée et vouloir être indépendante",
ce qui fait dire à une auteur contemporaine décrivant ce fait : "c'est comme si
les femmes conduisaient avec le frein à main".
Cet obstacle demeure difficile à dépasser parce qu'il touche aussi les relations
avec les hommes. qui souvent reculent devant des femmes, qui semblent soudain
devenues très sûres d'elles-mêmes sans besoin de les consulter (2). Ils les
perçoivent comme "rejetantes", comme liées à la figure de la femme puissante
qu'ils ont connue de près : leur mère. Dès lors ils ne peuvent plus envisager de
vivre une relation de dialogue entre égaux avec elle. Consentir à être objet de
la séduction ou vivre le rejet, telle se manifesterait l'unique alternative.
Comment oser vivre alors le désir d'autonomie qui se fait jour dans le groupe de
genre féminin si c'est en même temps risquer de perdre toute relation érotique
et affective avec les hommes. Ne serait-ce pas pourtant donner la part trop
belle à l'analyse classique que de lier indépendance et repli
affectivo-libidinal ? Il y a donc la nécessité de réfléchir un moment à la
manière de gérer l'être-proche pour que cet impossible devienne possible. Il y
va de la capacité de développer une société plus équilibrée et plus équitable.
Commencer par cerner les lieux où se manifeste la dépendance.
Dépendance et séduction.
La dépendance est liée à toutes situations de séduction de chaque sexe vis-à-vis
de l'autre. Dépendance qui rappelle et permet de revivre, de rejouer autrement,
d'autres situations de dépendance vécues dans l'enfance, par exemple la
dépendance du parent, père ou mère à l'égard de son enfant ou à l'inverse celle
de l'enfant à l'instance parentale. D'où la menace qui pèse sur l'organisation
sociale actuelle d'une inflation de mères (déjà dénoncée par C. Olivier) et
d'une inflation de pères aussi, que nous soulignons. Cela révèle un vide de
pairs qui puissent vivre un type de relation dont l'amitié propose une version
possible, et auquel la relation de couple devrait pouvoir appartenir.
Dépendance encore (issue du modèle à l'examen) d'une image idéale avec laquelle
entrer en relation par personne interposée. Piège mortifère pour ceux et celles
qui désirent vivrent une relation de vis-à-vis parce qu'il produit un mouvement
d'identification à l'élément porteur de séduction et empêche l'être humain de
lire la réalité de la personne qui sert de support à l'image, de même qu'à se percevoir comme quelqu'un qui a une identité lui appartenant en propre, et
constituant une richesse à faire valoir dans la relation. Pourtant, aucun lieu
relationnel n'est totalement exempt de cet élément de séduction qui produit la
dépendance. Cet aspect ne peut donc pas être tout à fait prohibé, mais plutôt
être considéré comme lieu à travailler par les femmes (et les hommes) cherchant
à devenir des êtres humains réalisant au mieux les potentialités reçues par leur
naissance et leur éducation. Trouver le moyen de ne plus se percevoir
essentiellement en fonction d'un autre, mais d'abord à travers la connaissance
acquise de leurs atouts et de leurs manques, en rapport avec un autre. Ce fait
permet de présenter une première limite à l'image séductrice. C'est ainsi,
paradoxalement, en tenant compte de soi-même que l'agapè pourra naître dans une
relation.
De la séduction à l' "agapè".
Un jeu avec le couple dépendance/autonomie se dessine alors.
Pour parvenir à vivre une relation dans laquelle l'agapè prend le pas sur la
séduction il faut d'abord que les partenaires consentent à déplacer le lieu de
la dépendance et à l'attacher à la co-responsabilité de la gestion d'un bien
commun : la relation.
Cette manière de comprendre la situation relationnelle relève d'une voix éthique.
Elle requiert la mise en oeuvre de certains points d'appuis pour être réalisable.
Citons-en quelques-uns qui relèvent tous du consentement à apprendre ensemble
une nouvelle manière de vivre.
D'abord cerner ensemble les besoins de chacun liés à la dépendance du lieu
commun (la relation). Puis, développer une créativité personnelle, qui est aussi
une manière de se redire sa spécificité et donc de rappeler la différence
toujours présente entre l'un et l'autre.
Enfin, s'appuyer sur la communication avec ses semblables (femmes pour les
femmes et hommes pour les hommes) afin de saisir la dimension socioculturelle de
l'identité à laquelle chacun appartient. Prendre sa part de responsabilité dans
la gestion du bien relationnel commun. Investir une partie de sa créativité
personnelle au service de ce bien.
Ainsi sera exorcisée une grande part de la très archaïque peur de ne plus être
désirable ou désirée, qui mine bien des situations relationnelles en les
travestissant en caricatures de relation, à seule fin que puisse se vivre "
l'être esclave" pour la femme et "l'être maître" pour l'homme, uniques images
qu'une sagesse erronée voudrait leur offrir pour miroir de leurs identités.
Vivre une relation dans laquelle l'agapè prend le pas sur la séduction serait
aussi faire un pas dans la voie de la connaissance d'un Autre plus autre encore
que le partenaire humain (homme ou femme) le Dieu Tout Autre.
Michèle Bolli, mibolli@mydiax.ch
1. C. Olivier,Les enfants de Jocaste, Denoël, Paris, 1980.
2. Selon les résultats d'une enquête récente sur les Suisses qui épousent de
préférence des femmes moins brillantes qu'eux.