INTERDISCIPLINAIRE
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C. Textes de théologie en interdisciplinarité

» bibliographie.

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Dire

et signifier la différence:

dégager un espace pour vivre

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Michèle Bolli, Lausanne, CH

Avant-propos

Ce texte a été rédigé pour un colloque autour de l'oeuvre de Luce Irigaray, à Lausanne. Depuis de longues années, j'ai noué, avec elle et son oeuvre, un dialogue critique et constructif, s'élançant du territoire de la théologie vers celui de la philosophie. Mme Irigaray étant l’une de celles qui a mis en évidence la rareté de l’inter-locution entre sujets féminins dans la culture européenne, j’ai choisi d’occuper ce lieu pour développer mon propos.

1. La différence conduit à une éthique du sujet-féminin

Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience" R. Char

« Dire, me rapprochant de vous, que la vie au féminin apparaît donc prise dans une importante tension entre deux axes: le premier: devenir, à partir de la singularité d'une personne sexuée; geste éthique qui oblige à se distinguer toujours et encore et de l'enveloppe et de la chose (comme vous le dites si bien), et de la simple image et du seul corps, et du masculin et du pluriel.

Et le second: la nécessité de s'exposer à rencontrer des altérités inscrites dans le monde, apportant parfois un dynamisme spirituel qui signe la Proximité de cette Altérité divine que je cherche à connaître. Geste éthique qui relève du courage d’être (comme a dit P.Tillich) mais aussi du jeu; du discernement, mais aussi de la solidarité, et de l'inscription d'une personne sexuée, dans la vie communautaire.
 

2. Trois points de distinction entre nous

Ces trois points de distinctions sont nés de trois moments de dialogues et de confrontations. Ils avaient été précédés d'une rencontre avec l’un de vos livres – Luce Irigaray - (‘Ce sexe qui n’en est pas un’, Minuit, Paris, 1977) .Texte suffisamment étonnant pour être inclus dans le corpus travaillé dans mon mémoire de Licence (intitulé: ‘Le féminin dans l'écriture et l'écriture au féminin’). Puis, d’une rencontre, lors d'une conférence entendue à Zürich, à l’occasion d'un colloque hégélien, intitulé De l'universel.

a. Un autre colloque, à Bologne au printemps, intitulé: Le divin tel que nous le concevons (Il divino concepito da noi) nous a rassemblées. J’y participais avec un texte intitulé: Au coeur du Proche - Orient ancien, l’opposition entre Yahvé et Astarté révèle-t-t-elle un combat entre deux mères ? Il traite de l'affrontement entre le Dieu d'Israël et les dieux canaanéens: les baals et les astartés, compris comme un conflit entre les dieux de la nature: la Grande Déesse Astarté n'est-elle pas aussi Mère Nature ? - et le Dieu d'Israël. Mais ce dernier, se présente comme mâle dominant, est parfois mis en question de l'intérieur - même du peuple par certain-es prophètes et prophétesses, qui le signifie par le rôle maternel (donnée dont j’ai poursuivi l’élaboration et rendu compte dans un texte récent intitulé ‘Maternité et altérité : le rôle maternel une représentation en travail dans la symbolique du divin’).

Une voie moins conflictuelle s'ouvre ainsi pour saisir le lien entre le féminin et le divin, puisque ce genre a été allié, d'une certaine manière, au Dieu d'Israël. Les femmes (et le féminin) ne sont pas à placer purement et simplement du côté des prêtresses de la Grande Déesse.

J’ai proposé , alors, de considérer que l'être humain peut entrer en contact avec deux types de mères : une mère ‘en nature’ et une mère ‘en Dieu se révélant’. Car ni la nature ni le divin ne sont suffisants à un être humain, masculin et/ou féminin, pour vivre sur cette terre.

J'ai donc souligné cette possibilité de découvrir une ‘mère en Dieu’, marquant peut-être une différence avec la perspective philosophie. L’élaboration de cette thématique s’est poursuivie depuis, s’affinant de part et d’autre.

b. Deuxième moment de dialogue, en automne : le texte que j'ai construit au sujet de la prophétesse Miryam, qui accompagna l'Exode. J'avais travaillé ces matériaux pour une rencontre de travail psycho-spirituel,portant sur la thématique du corps, avec des groupes de femmes.

Les éléments qui forment l’ossature de ce texte sont les occurrences bibliques dans lesquelles Miryam est mentionnée, ainsi que les propos de quelques auteur-e-s qui les ont commentées. J'ai ainsi opéré une reconstruction de la présence de la prophétesse, à ce moment-là de l'histoire du peuple élu. Ce fut avec une grande joie que je la vis ainsi reprendre corps et vie alors qu'auparavant je n'en avais pas entendu parler. Une petite parcelle de la mémoire spirituelle féminine était de nouveau accessible ;une sortie du vide, du silence, de l’absence, était ainsi entamée…

Cette figure, qui inaugure la série de textes du volume édité par Luce Irigaray: Le souffle des femmes, se distingue, implicitement il est vrai, de plusieurs autres textes du volume, et du titre en particulier, en ce qu'elle porte en elle, le souffle-respiration d'une femme - sa nephesh dirait-on en hébreu - son souffle de vie; et, de plus, Miryam étant prophétesse, est une personne qui reçoit et transmet le Souffle-Esprit de Dieu au peuple élu - sa RouaH - dirait l'hébreu. Elle le fait ici, en créant un geste et un chant (parole et musique) qu’elle entonne avec d’autres. Ce rôle fut exceptionnellement tenu par des femmes dans l'ensemble de l'histoire du peuple élu. Il n’a pas cessé avec la venue de Jésus-Christ. N’ y a-t-il pas des prophétesses nommément citées dans le Nouveau Testament ! Et aujourd'hui ? Une telle distinction doit-elle encore être marquée ? Y a-t-il encore des prophètes et des prophétesses ? Ou chaque croyant-e peut-il/elle - à certains moments de sa vie, en certaines circonstances - être annonciateur, annonciatrice d’avenir pour le peuple ? Etre inspirateur, inspiratrice de l'attitude à avoir envers Dieu ? De l'action à mener pour que l'histoire avance ? Je laisse cette question ouverte…

c. Troisième moment de différenciation, en hiver, rencontre à Lausanne. Le colloque s'intitule différence et/ou égalité. Il est inscrit en éthique.

C'est encore à propos de la notion de souffle, volontairement peu différenciée de celle d'esprit, que je souhaite me distinguer de vous, Luce Irigaray. Vous cherchez, depuis un certain nombre d'années, une voie spirituelle par le yoga - dit du souffle - qui s'inscrit dans une perspective bouddhiste fort intéressante. Si j’en ai bien compris l’enjeu, il s’agit d’apprendre à tisser la respiration et le corps pour que se constitue une vie unifiée en une personne entière. C'est un travail d'âme-souffle. Cela constitue, à mes yeux, une zone d'ancrage de la vie dans le concret du corps et de la respiration qui renforce l'équilibre d'une personne inscrite dans la réalité d'un moment d'histoire. Une telle pratique peut être très bienfaisante, car notre mode de vie fait éclater le temps et l’énergie dispersés de tous côtés.

Cependant, où je résiste, c'est lorsque ce travail d'âme-souffle est amalgamé à la vie du l'esprit-souffle d'une personne. La question du lien entre ces niveaux d’être mérite d’être formulée, et méditée…Et, c’est à ce point d’articulation nommé ‘souffle ou ‘âme ou ‘cœur(en hébreu-Lev) que nous nous sommes rencontrées.

Je souhaite, pour ma part, que le corps et l'esprit - liés entre eux par ce souffle - cette âme – soient considérés, chacun pour leur valeur propre et leur vie propre, c'est-à-dire, avec entre eux aussi, de la différence, qui puisse se manifester au sein de cette unité corps-esprit qu'est la personne.

Cependant, où je résiste à votre manière de voir la situation des femmes, c'est dans ce que je comprends du rapport entre le corps et l'esprit tel que vous l’avez dit parfois. Lorsque, dans certaines pages (mais il est vrai que votre pensée me semble plus ouverte sur ce point qu’en ces pages anciennes de ,par exemple, ‘Et l’une ne bouge pas sans l’autre ‘,Minuit, Paris,1979) vous avez essayé de donner une forme à l'esprit féminin qui devait ressembler à la configuration corporelle féminine..., j’ai résisté et je résiste encore. Je peux entendre cette sorte d'isomorphisme entre l'esprit et le corps de manière partielle, mais il me semble pouvoir dire, à partir de l'expérience que j'en ai aussi, que davantage de différence devrait être placée entre le corps et l'esprit, même s'ils comportent une zone commune (que vous travaillez par exemple, par le yoga du souffle).

Dire encore que l'esprit d'une femme peut fort bien saisir des productions symboliques de toutes sortes, y entrer, chercher à les comprendre, sans avoir à garder une forme proche de sa forme corporelle.

De plus, le féminin lui-même, n’est-il pas constitué de colorations variées, d’une musicalité, de mouvements étonnants, et d’inconnu. Certes, l'esprit s'élance du particulier - du genre/corps - mais n’est-il pas capable d'explorer de vastes régions, de prendre des formes diverses et que nous ne soupçonnons peut-être même pas encore, et de revenir vers sa base, le corps sexué, d'où il/elle est parti-e, où il/elle est ancré-e ?

Par conséquent, je plaide pour davantage de différence, donc d'altérité et de liberté, entre le corps et l'esprit, sans les délier complètement l'un de l'autre (me distinguant ainsi du courant américain du post-gender).

L'esprit humain, à l'image de l'Esprit divin, ne se colore-t-il pas parfois de masculin, parfois de féminin, parfois de neutre ?

Le genre est un point d’ancrage corporel incontournable, une particularité qui peut servir de base à l’esprit, qui lui-elle, peut voyager sous bien des latitudes, et revenir à ce point, ce corps, sa maison.

 

3. Luce Irigaray m'invite à penser la théologie avec la différence

Au sein de l’héritage spirituel chrétien, on peut repérer des éléments de la différence manifestée au cœur de l’immanence : le Dieu-qui- vient (surmontant la toujours plus grande différence que ressemblance...) dont ont parlé bien des prophètes bibliques et quelques Sages.

Le Dieu qui se mêle du jeu des différences, se plaçant comme Altérité en interlocution. Le Dieu qui garde l'intervalle au sein-même de sa manière de se faire connaître de l’humanité genrée. Le Dieu qui accompagne l'un et l'autre genre jusque dans les situations les plus dramatiques.

Votre œuvre m’a permis de revisiter et de restaurer (avec d’autres) ce côté féminin de l’humanité, écrasé, nié, dispersé, effacé par le côté masculin, et donc, de lutter contre une certaine forme d’idolâtrie assimilant purement et simplement le genre masculin et Dieu. Elle m’a incitée à créer ou re-créer des formes du féminin, visibles pour tous, dans mon espace de réflexion théorique et dans mon écriture personnelle. Je mentionne ici trois directions où la pensée de la différence a une influence.
 

a. Dieu, avec la différence

Penser le genre dans le champ de travail qui m'occupe d'abord:le théologique, m'a incitée, assez rapidement, en parallèle avec le débat que vous menez avec les Italiennes restitué, par exemple, par Elisabeth Green,de la revue Concilium (263-1996,167-176), à travailler le lien entre le féminin et le divin. Vous avez, notamment , pris position dans un article célèbre, intitulé: 'femmes divines': signalant une importante lacune dans la représentation que les femmes avaient de leur devenir.

Les Italiennes ont cherché à penser ce lien, soit philosophiquement à partir de la mère réelle, soit théologiquement à partir de Marie, la Mère de Jésus-Christ. J'ai, pour ma part, mené une recherche sur ce lien entre le féminin et le Dieu de la Révélation à partir de la figure de la Sagesse personnifiée dans l'A.T. la choisissant, entre autres, parce qu'elle ne relève pas uniquement du rôle maternel. Bien qu'à une certaine distance, votre oeuvre m'a accompagnée durant toute cette période.

Cependant, j'avais affaire à une Altérité qui semblait excéder l'altérité du genre masculin à laquelle vous résistiez. J'ai donc été amenée à poursuivre encore cette approche par d'autres voies, m'intéressant à d'autres différences de cultures, d'âges, de classes sociales. Il m'en vient quelques questions quand à l'unique représentation de l'universel par les deux genres ... Comment, avec le modèle de la différence sexuelle, rendre compte de ce 'bien commun' (notion de P.Brückner) qui transparaît à travers les différences pour constituer une sorte de territoire commun, réel ou virtuel, entre les hommes et les femmes ? ( Comment expliquer, par exemple, que je puisse me sentir plus proche d'un homme d'une autre culture dans telle ou telle situation, que d'une femme ? etc.) Pour dire l'universel, n'y a-t-il pas d'autres dimensions encore, à prendre en compte ? N'y a-t-il pas une variation de la place à donner à cette différence-là ? Toujours là certes, mais n’occupant pas toujours le premier plan dans telle ou telle situation ?

Ou pour emprunter les mots de l’ historienne Geneviève Fraisse, parlant du sujet-femme: " Le sujet-femme composé par l'histoire du féminisme est à la fois neutre et sexué, et il recherche un point d'équilibre entre deux mouvements: celui qui met fin à la dépendance d'un être morcelé par les qualités relatives et celui qui sait que le sujet femme n'est qu'une des positions de la femme comme être humain, ce sujet n'épuisant pas la totalité de son rapport au monde".

G. Fraisse, Les femmes et leur histoire, Gallimard,1998, p.447, ch.13: Individue, actrice, sujet.

Penser, maintenant, avec votre proposition du 'deux comme universel' le lien à l'Altérité qui me préoccupe comme théologienne... est nouveau pour moi. Je tente cependant d'en dire quelque chose à cette occasion: ne pourrait-on la comprendre comme garante de l'espace entre, de l'écart entre les genres, et comme (initiateur ou) initiatrice du mouvement entre eux, accompagnant leurs rapprochements et leurs prises de distance, jouant avec l'un ou l'autre genre pour communiquer avec l'autre, tissant ici aussi (comme entre le corps et l'esprit) une résille relationnelle ? Trouvant son intérêt propre à cette partition de l'universel, en ce qu'elle garde, et l'un, et l'autre genre, de devenir idole.

Enseignement issu de la situation actuelle de la pensée de la différence de genre, car, c'est en désintriquant le féminin du masque du neutre, en réalité le masculin devenu idole, que l'espace et le tissu relationnel commencent à se reformer entre les femmes et les hommes et que peut se déployer le lien à la réalité spirituelle dite par Altérité divine se révélant (Là, peut être saisi, le mouvement d'un-e Autre divin-e qui vient à nous, homme et femme, porté par des autres variés, pour accompagner notre devenir).

Peut-être encore comme Celui /Celle qui, surmonte, en la retraversant, la toujours plus grande différence que ressemblance, en usant d'une forme de l'analogie, pour venir rencontrer nos identités particulières jusque dans le genre et y rendre présente l’Imago Dei’?


b. Le salut par la création, avec la différence


Dès la première lecture de l’un de vos textes (et j’en ai rendu compte plus haut) votre créativité langagière – en particulier philosophique – a suscité la mienne et celle de bien d’autres. Création de formes symboliques féminines, d'un langage qui porte les marques du genre, d'une pensée qui restitue le point de vue des femmes sur telle ou telle problématique de la vie. L’orientation de mon travail théologique vers la figure de la Sagesse personnifiée se situe précisément dans cette perspective.
 

c. La vie communautaire – ecclésiale - avec la différence

Dire que la vie communautaire entre disciples égaux est une notion qui a été exhumée de l'histoire des premiers temps du Christianisme par les travaux de Mme E. Schüssler-Fiorenza, d'une part,qu'appartenant à une Eglise qui reconnaît ce statut égalitaire entre hommes et femmes (depuis la Lettre de Paul aux Galates au moins) d'autre part, j'observe cependant, que cela ne suffit pas à le vivre. Dans la pratique, en effet, à partir de l'égalité, de la différence surgit, perturbant ce statut. Ce que, les unes et les autres, ne savons pas toujours comment traiter. C'est là un des points sur lesquels votre pensée et vos propositions concrètes à inscrire dans le culturel, peuvent nous aider à progresser.

Quant au fondement de la communauté, il demeure lié à une personne singulière jusque dans son genre, le Christ incarné en Jésus de Nazareth, et non pas, ou pas d'abord à un couple, donc à de l'universel.

Personne singulière1 humano-divine qui, en sa dimension humaine, est une singularité en communication avec d'autres singularités, hommes et femmes, alliées ou non entre elles; et en sa dimension divine, est en communication avec un Dieu trinitaire à l'intérieur duquel il convient de ne pas de bloquer le jeu des genres ».

S’ouvre alors une nouvelle perspective, ce qui est connu de son existence ne peut-il offrir un lieu de réflexion pour le questionnement énoncé plus haut au sujet de l’articulation entre corps-respiration et souffle-esprit –Esprit Saint ? Son genre est-il un obstacle suffisant pour que l’autre genre ne s’en préoccupe plus ?

© copyright,michèle bolli, lausanne.

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Textes de théologiennes romandes - collectionnées de Michèle Bolli, Dr. en théologie